Du sacré dans la littérature jazz

page11_blog_entry9_1 Un stage faubourg du Moustier

A lire le courrier que Guy Chauvier a reçu à propos de son éditorial paru dans Jazz Classique N°47, à écouter les témoignages – quasiment des confessions - que des lecteurs lui ont livrés, on sent bien qu'il a touché quelque chose de profond dans le monde assoupi des amateurs de jazz. N'ayons pas peur des mots : quelque chose de sacré... Parce qu'il y faisait indirectement allusion à deux éléments sacrés, voire tabous : Hugues Panassié et la merde. D'abord Panassié. Le tsunami épistolaire vient, bien entendu, des affiliés au HCF (parmi lesquels des fidèles à genoux et des renégats autoproclamés). Ces lettres outrées ou vengeresses (chantage à l'abonnement !) ont un point commun : leur auteur ne peut émettre un jugement, un avis ou même une vague idée sur le jazz, sans faire référence à la parole d'un autre ! Obligé de citer la secrétaire de Duke Ellington, ou une phrase définitive qu'Illinois Jacquet aurait prononcé, ou l'opinion d'un copain qui passait par là, ou leur chien Pataud qui aboie de plaisir quand on lui passe un disque de Mezzrow ! Ne cherchez pas l'origine de ces goûts par procuration : c'est la mauvaise habitude de ces croyants qui brandissent la Bible à chaque mot. Le jazz ne les intéresse pas vraiment : c'est l'oeuvre intégrale d'Hugues Panassié qui les passionne, l'homme, le sage de Montauban... Mais Hugues Panassié est mort ! Le saviez-vous ? Vous pouvez foutre vos saloperies de pipes à la poubelle, arrêter de croire que le fino de Jerez est votre alcool préféré, balancer les poésies rasoir de Pierre Reverdy, penser que le rugby est un sport de boeufs et lire enfin en rigolant franchement les traductions de blues de Madeleine Gautier ! Libérez-vous ! Ecoutez avec vos oreilles... Hugues Panassié n'était pas une divinité, il ne reviendra pas vous tirer les poils pendant votre sommeil si vous achetez un CD de George Lewis (Albert Ayler, ce sera pour plus tard, il faut y aller doucement) ou si vous vous barbez en écoutant en boucle le King Oliver Creole Jazz Band... Deux souvenirs personnels. Un jour, l'un des auteurs de ces lettres m'a dit : « Je devais écrire un compte rendu de concert. Alors, je me suis demandé ce qu'aurait écrit Hugues Panassié à ma place... » Même sa femme s'est foutue de lui... Une autre fois, un membre on ne peut plus dans la ligne orthodoxe du HCF avoua à un musicien : « Oui, Parker, le bop, c'est du jazz, bien sûr... ». Il n'en pensait pas un mot. Il voulait juste faire plaisir au musicien et ne pas passer pour un réac. Alors, quant à la valeur de la parole de Machin ou Bidule, on repassera... Et, d'ailleurs, on n'est même pas obligé de me croire. Ensuite la merde. « Quand, avec le concours de nombreux musiciens, on écrit sur le jazz et les musiciens de jazz, on peut difficilement accepter que ces derniers se fassent régulièrement chier dessus. » Le mot coince. Il n'est pas chic, c'est vrai. Mais j'entends Guy Chauvier me citer en vrac Sade, Bataille, Rabelais, Artaud, Céline, Genet ! Les plus grands écrivains ont parlé de la merde ! Mais, dans une revue de jazz, ce n'est pas permis. Le ton doit être compassé, lourd, et l'humour comme la colère doivent rester dans des normes qui ne réveilleront pas le lecteur. Certes, on peut, comme Panassié, écrire dans le « style du bachot » (comme dirait Louis-Ferdinand Céline), être plus ennuyeux qu'un billet économique dans Valeurs Actuelles, se complaire dans les mêmes jeux de mots depuis quarante ans ou carrément écrire comme un pied (je sens que vous savez de qui je parle)... Dans cet éditorial, un mot comme « chier » était là, non pour choquer, mais pour exprimer en coup de poing la réaction excédée d'un amateur de jazz devant une critique qui n'en était pas une, devant les carcans définitifs dans lesquels on enferme les musiciens depuis cinquante ans. On est souvent agacé par un excès de pommade ou de fiel au sujet d'un musicien, d'un enregistrement, et, la plupart du temps, on traîte ce genre de propos avec indifférence mais il y a des jours où, effectivement, ça fait chier. Et on a envie de le dire. Peu de choses sont sacrées, et certainement pas l'avis des critiques morts ou vivants, ni chaque note produite par un grand musicien, sous prétexte que c'est un grand musicien. Ça s'appelle de l'idolâtrie et c'est très mauvais pour la santé. Certains craignent que cette huile sur le feu (l'édito de Guy) ne ravive les guerres d'antan où les traditionnels se heurtaient aux modernes. Je ne sais pas si l'on doit en avoir peur, ce serait au moins un signe de vitalité : vitalité de la critique de jazz, et surtout du jazz lui-même. On peut rêver.