2010, Année Django
« Comme une poupée à qui on retire son
bâton »
ou
« 2010, l'année Django »
par Dominique Périchon
L'année 2010 s'achève et, avec elle, vont sans
doute s'éteindre les lumières que le centenaire de la
naissance de Django Reinhardt aura jetées sur les
festivités, hommages et autres compilations. Le jazz
manouche est une musique vivante, actuelle ; avec ou
sans anniversaire à fêter, les disques continueront à
paraître, les musiciens à se produire... La célébration
des 100 ans du « génial manouche » aura
cependant touché le « monde de Django », où
se côtoient sans se fréquenter l'amateur de jazz, le
passionné de guitare, le jeune mélomane attiré par le
« unplugged » et celui que le pays tsigane
fait simplement rêver. Ce centenaire n'aura pas échappé
à l'homme politique : en tête, un gouvernement,
toujours sur le qui-vive de l'actualité culturelle, qui
a su cet été montrer la voie aux réjouissances en
célébrant le peuple Rom à sa façon : délégations de
CRS, retour aux sources pour une poignée d'euros tout
compris et reconnaissance nationale grâce au fichier
MENS.
Quelques mois plus tôt, le 21 janvier, le bataclan
municipal entouré de quelques huiles plus très claires
offrait à une place parisienne le nom de Django
Reinhardt. C'était bien légitime, pour une fois que
l'on pouvait revendiquer un pan de la
culture
made in France
qui n'ait à voir ni avec la gastronomie ni avec la
mode... On dévoila la plaque sous l'œil
bienveillant d'un ministre de la Culture pas encore
préoccupé par le sort des propriétaires de chalets à
Gstaad (Suisse). Celui-ci dit trois mots sur la
grandeur du nomade puis il rentra vite se réchauffer au
ministère. 2010, l'année Django allait être aussi
l'année des nomades.
De leur côté, les musiciens et les maisons de
disques se sont montrés beaucoup plus dignes que les
gouvernants et, même s'ils n'ont pas toujours fait dans
l'originalité, ils ont apporté leur touche à cet
hommage. Derniers exemples en dates :
L'hommage
discret et rétro-actif (Angelo Debarre)

Hots Lips – Impromptu – Double Whiskey – Lentement mademoiselle – Place de Broukère – Montagne Ste Geneviève – Flèche dor – Le vieux Tzigane – Porto Cabello – Festival 48 – Où es-tu, mon amour ? Durée : 35'25.
Hommage discret car ce disque a l'élégance de ne pas tout miser sur le nom de Django Reinhardt pour attirer le public ; mais hommage quand même car le répertoire est quasi exclusivement composé de thèmes écrits ou joués par le maître centenaire. Ce qui n'est pas systématique avec Angelo Debarre qui mêle ordinairement ses propres mélodies au répertoire de Django (où il sait d'ailleurs puiser des titres rarement interprétés). Hommage également par la formule « violon, guitares, basse » et l'atmosphère baignée par le swing. Cette réédition tombe à point nommé pour fêter Django. On l'a souvent écrit : quoi qu'il joue, Angelo Debarre reste un passionnant guitariste. Toute virtuosité mise à part, il possède un des plus beaux sons, un des touchers les plus nets qui soient, au service d'une imagination semble-t-il sans bornes, qualités que l'excellent enregistrement met particulièrement en valeur dans la moindre des nuances. A ses côtés, on retrouve l'essentiel du quartet du fameux « Live at Le Quecumbar » enregistré cinq ans plus tard : Chris Garrick au violon, Dave Kelbie à la guitare rythmique et c'était alors Pete Kubryk-Townsend à la contrebasse. Un violon qui ne mitraille pas, une guitare qui ne plombe pas, une contrebasse qui ne refroidit pas. Mais une musique qui tue.
L'hommage ambitieux et original

Belleville – Body and Soul – Bolero – Night and Day – Anniversary Song – Le jour où je te vis – La roulotte – Hungaria – Chasing Shadows – Troublant Bolero – Mabel – Qu'avez-vous fait de mon amant ? - Minor Swing – Between The Sea And The Deep Blue Sea – Je sais que vous êtes jolie – I'll See You In My Dreams – Ok Toots – Nuages. Durée : 75'29
Du 17 au 19 février 2010, à Vernier (Suisse), on donnait un drôle de spectacle en hommage à Django, qui tenait à la fois du concert et de la biographie contée, et dont un CD enregistré sur le vif vient aujourd'hui témoigner. Autour d'un texte et d'une mise en scène de Jean Chollet, deux orchestres croisaient leurs styles pour raconter l'histoire de Django : le Quintet manouche de Philippe Guignier et le Swiss Yerba Buena Rice Creole Rice Jazz Band. Entrecoupé ici et là d'extraits du texte, le répertoire reprend les thèmes phares de Django, compositions et standards, rappelle qu'il a accompagné des chanteurs et de grands jazzmen américains. L'originalité de l'entreprise vient aussi du fait que ces thèmes ont été arrangés avec bonheur pour l'occasion, la plupart par Jean-François Bonnel (qui nous gratifie au ténor d'un beau Body And Soul). Ce disque, en plus d'être le témoignage d'un spectacle original, nous permet de découvrir le violon lyrique de Rémi Crambes et la guitare parfaite de Philippe Guignier, étonnant de swing, possédant un son bien à lui. Le premier est un jeune musicien lyonnais ; le second a joué avec Léo Slab avant de tourner régulièrement avec J.-F. Bonnel. Ces deux-là valent à eux seuls le coup de découvrir ce disque à qui on pardonnera, vu le jeune âge du spectacle, deux ou trois approximations dans le jeu d'ensemble et quelques solos moins convaincants. Célébrer en musique et en paroles le génie d'un homme, s'appelait une ode chez les Grecs. Cette fois, c'est sûr : Django Reinhardt est bien un héros, un mythe.
L'hommage en son ou lumière

It Had To Be You – Them There Eyes – Valse à Dora – Coucou – Les valseuses – Jardin d'hiver – The Sheik Of Araby – Billet doux – Daphné – Sweet Georgia Brown – Les yeux noirs. Durée : 69'11.
Un DVD : Live In Paris. Le Chant du Monde 974 1741.
Les mêmes titres + Bouncin' Around – Shine – Dolorès. Durée : 102'.
Tout le monde le sait : Tchavolo Schmitt est un cas à part dans le monde de la guitare manouche. Parce qu'il est un musicien hors pair et respecté, qui joue avec son cœur et ses tripes. Parce que sa mise en place sur tous les tempos fait rêver, signe des grands improvisateurs. Parce qu'il a installé une bonne fois pour toutes Django Reinhardt sur un autel, qu'il a compris qu'on ne le ferait pas revivre et qu'il est inutile de chercher à l'imiter, alors autant emprunter sa propre route. Avec une telle philosophie de la vie et de la musique en liberté, chaque interprétation de Them There Eyes ou de Daphné est une nouvelle histoire, pour lui et pour nous. En septembre 2008, Tchavolo, Samy Daussat, Claudius Dupont et Costel Nitescu donnaient un concert à L'Alhambra dans le cadre des Nuits Manouches. La sortie du CD qui immortalise cette soirée se double d'une sortie en DVD du même concert. Les questions se bousculent, je le sens : faut-il acheter les deux ? Le film d'un concert, est-ce vraiment intéressant ? Les onze thèmes du CD se retrouvent dans le DVD qui a conservé les temps morts entre deux interprétations, des moments chaleureux entre rires et échanges complices. Le concert y est très bien filmé, éclairé, monté, sans effet appuyé, juste ce qu'il faut de gros plans sur les mains ou le visage du musicien (ce n'est pas si courant). Et surtout le DVD comprend trois titres extraits d'un concert donné la veille : on peut y admirer non seulement le panama de Tchavolo mais aussi l'entendre dans une valse de Tchan Tchou, sur Bouncin' Around et Shine (les titres sont inversés sur le menu). Trois titres de plus ! Les autres bonus n'ont guère d'intérêt. Le véritable bonus intervient à mon avis dans le premier concert, sur Sweet Georgia Brown : je n'ai rien contre Costel Nitescu (il se balade sur les cordes et sur les harmonies avec une telle aisance !) mais l'arrivée de Dorado Schmitt permet au violon de souffler un peu et de respirer enfin après tant de croches... Un enregistrement live aura rarement si bien porté son nom.
L'hommage de type « saga familiale » :
Nuvens de Saudade : 100 ans de Reinhardt. Babik, David, Django Reinhardt. Cristal Records CR 159. Distribution Harmonia Mundi.
Nuages – Improvisation n°3 – Liebestraum n°3 – Tears – Bras Groove – Lentement mademoiselle – Nina - Manoir de mes rêves – All Love – Theme For Emmanuel – Une histoire simple n°1 – The Way Of Heart – Nuages. Durée : 60'28.
De prime abord, le CD fleure un peu le bidouillage spécial centenaire, l'idée facile... Pensez, trois générations unies par la même musique, par la même culture. Trois guitaristes dont un génie. Et puis on se dit que l'idée n'est finalement pas si mauvaise, ne serait-ce que pour la qualité des trois Reinhardt. Il n'est pas inintéressant non plus de voir comment le fils et le petit-fils, à l'écoute d'autres musiciens, se sont détachés du style du grand-père avec une volonté sans doute plus affirmée que la plupart des autres guitaristes manouches, ce que l'on comprend aisément. Comment interpréter Nuages quand on est le fils de Django ? Les auteurs de cette compilation auraient pu pousser plus loin le parallèle en incluant le Nuages de David Reinhardt (le titre du CD y fait référence), sans risquer la répétition puisque chacun a sa personnalité. Il faut reconnaître enfin que cette compilation n'a pas été ficelée au hasard et que, mis à part le lien familial et l'instrument vedette, l'unité du disque vient aussi de l'atmosphère de ces treize interprétations, qui réunit les trois Reinhardt par-delà les années.
« … comme une poupée à qui on retire son
bâton »
« Je
me suis pâmé, il y a huit jours, devant un campement de
Bohémiens
qui
s'étaient établis à Rouen. Voilà la troisième fois que
j'en vois.
Et toujours avec un nouveau plaisir. L'admirable,
c'est qu'ils excitaient la haine des bourgeois, bien
qu'inoffensifs comme des moutons. Je me suis fait très
mal voir de la foule, en leur donnant quelques sols. Et
j'ai entendu de jolis mots à la Prud'homme. Cette
haine-là tient à quelque chose de très profond et de
complexe. On la retrouve chez tous les gens d'ordre.
C'est la haine qu'on porte au Bédouin, à l'Hérétique,
au Philosophe, au Solitaire, au Poète. Et il y a de la
peur dans cette haine.
Moi qui suis toujours pour les minorités, elle
m'exaspère. Du jour où je ne serai plus indigné, je
tomberai à plat, comme une poupée à qui on retire son
bâton. »
Lettre de Gustave Flaubert à George Sand, 12 juin 1867.