Jim Turner

La fascination et le
respect des maîtres qui ont laissé une œuvre
très aboutie pianistiquement comme Morton, les
pianistes stride ou Tatum, ont conduit de nombreux
pianistes, particulièrement depuis une vingtaine
d’années, à explorer très consciencieusement ce
riche héritage. S’aidant souvent de
transcriptions du commerce très fidèles (Dapogny pour
Morton, Scivales pour le stride, Distler et Edstrom
pour Tatum) ou de leurs propres relevés, nos
courageux pianistes, armés d’une belle
technique instrumentale, offrent au public la musique
des grands aînés. Très bien, formidable même.
Mais il y a malgré tout quelque chose qui me dérange
un peu là-dedans. Le jazz n’est pas et ne sera
jamais de la musique classique, au sens où on
l’entend aujourd’hui, c’est-à-dire
jouée par des virtuoses pour lesquels le respect de
la partition est la règle d’or. La spontanéité,
la prise de risque, l’ouverture vers
l’improvisation font, vous le savez, partie
intégrante d’une interprétation de jazz et font
des jazzmen des musiciens très différents des
interprètes classiques. Certes, le public a le droit
et la chance de découvrir ainsi les œuvres des
grands pianistes du passé. Certes, il est très
agréable pour l’interprète lui-même de faire
revivre une aussi belle musique. Mais pour que cela
présente encore plus d’intérêt, il est bienvenu
que l’interprète actuel ait une personnalité
suffisamment forte pour marquer ces œuvres de
sa propre empreinte et leur insuffler réellement une
nouvelle vie, ce qui n’est pas toujours le cas.
Alors, autant écouter ses bons vieux disques.
Jim Turner est un pianiste californien d’une
petite cinquantaine d’années, pourvu de solides
connaissances musicales et d’une sérieuse
technique de piano classique, qui fut un des protégés
de Johnny Guarnieri dans les années 70-80. Il est
actuellement le pianiste et arrangeur de
l’orchestre de Jim Cullum à San Antonio, Texas,
et a remplacé à ce poste John Sheridan. Il
s’est depuis toujours intéressé à la musique
des premiers pianistes de jazz et a signé un LP
consacré à James P. Johnson dans les années 90, et
d’autres enregistrements où apparaissent
souvent des compositions de Johnson et du stride de
façon plus générale. C’est donc un sérieux
gaillard.
Le voici confronté à Morton et il s’en tire
très bien. Il est moins mortonien que Butch Thompson
ou Morten Gunnar Larsen et ne s’astreint pas à
rejouer les classiques soli note à note. Mais la
verve mélodique et l’atmosphère mortoniennes
sont toujours là, même si notre homme n’est pas
un monstre de swing. Il manque un peu de mordant de
temps en temps, la musique a tendance à devenir
monotone et tout semble très arrangé. Mais il y a
aussi de très bons moments comme le Tiger Rag
inaugural (avec rugissement du coude gauche inclus),
un Wolverine Blues remarquable, une précision, une
qualité de toucher et une virtuosité d’ensemble
de haute volée. Et surtout, il n’hésite pas à
revoir à sa façon les morceaux sélectionnés, sans
être une pâle copie du grand Jelly Roll. En prime,
Topsy Chapman, invitée sur le dernier morceau, vient
apporter une touche fraîche même si le piano est trop
en avant (balance imparfaite).
Du bon travail donc, compte tenu du côté casse-gueule
de l’entreprise, et, peut-être, pour certains,
l’occasion de découvrir un des meilleurs
pianistes de jazz traditionnel actuels. Pour mémoire,
au concours de pochettes de mauvais goût, celle de ce
CD peut sérieusement prétendre à une médaille.
Louis Mazetier
(Jazz Classique
n°58)