Jim Turner

Turner 2
Jelly Roll Blues - A Tribute To Jelly Roll Morton. ARBORS ARCD 19392. Tiger Rag - Jelly Roll Blues - The Fingerbreaker - The Pearls - King Porter Stomp - Buddy Bolden´s Blues - The Crave - Grandpa´s Spells - Perfect Rag - Wolverine Blues - Winin´ Boy Blues - Frog-I-More Rag - Mister Joe - Shreveport Stomp - Mr. Jelly Lord.

La fascination et le respect des maîtres qui ont laissé une œuvre très aboutie pianistiquement comme Morton, les pianistes stride ou Tatum, ont conduit de nombreux pianistes, particulièrement depuis une vingtaine d’années, à explorer très consciencieusement ce riche héritage. S’aidant souvent de transcriptions du commerce très fidèles (Dapogny pour Morton, Scivales pour le stride, Distler et Edstrom pour Tatum) ou de leurs propres relevés, nos courageux pianistes, armés d’une belle technique instrumentale, offrent au public la musique des grands aînés. Très bien, formidable même.
Mais il y a malgré tout quelque chose qui me dérange un peu là-dedans. Le jazz n’est pas et ne sera jamais de la musique classique, au sens où on l’entend aujourd’hui, c’est-à-dire jouée par des virtuoses pour lesquels le respect de la partition est la règle d’or. La spontanéité, la prise de risque, l’ouverture vers l’improvisation font, vous le savez, partie intégrante d’une interprétation de jazz et font des jazzmen des musiciens très différents des interprètes classiques. Certes, le public a le droit et la chance de découvrir ainsi les œuvres des grands pianistes du passé. Certes, il est très agréable pour l’interprète lui-même de faire revivre une aussi belle musique. Mais pour que cela présente encore plus d’intérêt, il est bienvenu que l’interprète actuel ait une personnalité suffisamment forte pour marquer ces œuvres de sa propre empreinte et leur insuffler réellement une nouvelle vie, ce qui n’est pas toujours le cas. Alors, autant écouter ses bons vieux disques.
Jim Turner est un pianiste californien d’une petite cinquantaine d’années, pourvu de solides connaissances musicales et d’une sérieuse technique de piano classique, qui fut un des protégés de Johnny Guarnieri dans les années 70-80. Il est actuellement le pianiste et arrangeur de l’orchestre de Jim Cullum à San Antonio, Texas, et a remplacé à ce poste John Sheridan. Il s’est depuis toujours intéressé à la musique des premiers pianistes de jazz et a signé un LP consacré à James P. Johnson dans les années 90, et d’autres enregistrements où apparaissent souvent des compositions de Johnson et du stride de façon plus générale. C’est donc un sérieux gaillard.
Le voici confronté à Morton et il s’en tire très bien. Il est moins mortonien que Butch Thompson ou Morten Gunnar Larsen et ne s’astreint pas à rejouer les classiques soli note à note. Mais la verve mélodique et l’atmosphère mortoniennes sont toujours là, même si notre homme n’est pas un monstre de swing. Il manque un peu de mordant de temps en temps, la musique a tendance à devenir monotone et tout semble très arrangé. Mais il y a aussi de très bons moments comme le Tiger Rag inaugural (avec rugissement du coude gauche inclus), un Wolverine Blues remarquable, une précision, une qualité de toucher et une virtuosité d’ensemble de haute volée. Et surtout, il n’hésite pas à revoir à sa façon les morceaux sélectionnés, sans être une pâle copie du grand Jelly Roll. En prime, Topsy Chapman, invitée sur le dernier morceau, vient apporter une touche fraîche même si le piano est trop en avant (balance imparfaite).
Du bon travail donc, compte tenu du côté casse-gueule de l’entreprise, et, peut-être, pour certains, l’occasion de découvrir un des meilleurs pianistes de jazz traditionnel actuels. Pour mémoire, au concours de pochettes de mauvais goût, celle de ce CD peut sérieusement prétendre à une médaille.

Louis Mazetier
(Jazz Classique n°58)