Pour Cécile (McLorin Salvant) et Denise (King)

Si le jazz conserve aujourd’hui une certaine popularité, il le doit exclusivement à ses vocalistes, des femmes essentiellement, souvent jeunes. Vous me direz que ces chanteuses et chanteurs ne sont pas toujours très “jazz“. C’est vrai mais beaucoup d’entre eux n’ont pas usurpé leur étiquette. La production discographique est là pour en témoigner. Malheureusement, cette abondante production est rarement enthousiasmante. Ou, si elle l’est, elle le doit souvent en priorité aux accompagnateurs. C’était le cas du dernier Carol Sloane, chroniqué ici même par Alain Tomas. Ken Peplowski y faisait une de ses meilleures prestations en studio ! De Sing !, signé par l’impeccable Fay Claassen, on retient surtout le soutien on ne peut plus stimulant du fameux WDR Big Band de Cologne, le même qui accompagna si bien Maceo Parker dans son hommage à Ray Charles. Wendy Lee Taylor, elle, a choisi la fine fleur des jeunes bopper français : Pierre Christophe, Mourad Benhammou, Fabien Mary, Pierrick Pédron, David Sauzay (1), Xavier Richardeau, Michel Joussein… Le disque est aussi un des derniers témoignages du talent du regretté Luigi Trussardi. Dans un tout autre registre, très intimiste, la chanteuse Paulien Van Schaik avait (c’est la réédition d’un album de 2001) réussi un très joli disque, Tenderly. Mais c’est le swing époustouflant de son seul partenaire, le contrebassiste Hein Vand de Geyn, qui attire d’abord l’attention des amateurs de jazz. En revanche, au sujet du Lady Be Good de Janet Carroll, on peut hélas dire que les interventions de Warren Vaché et Harry Allen jouent plus le rôle de cache-misère que de faire-valoir.

Côté masculin, la moisson n’est pas plus heureuse, au contraire… Nous avons reçu Devil May Care, le dernier Jamie Cullum. Il est plus jazz que le précédent. Ce n’était pas difficile. Ici, comme dans le dernier Count Basie orchestra où il était invité sur Blame It On My Youth, Jamie fait le crooner. Il sait faire. Le problème, c’est que, quel que soit l’angle sous lequel vous considérez sa performance, le timbre, le phrasé (etc.), il n’ a aucune personnalité. Il n’est pas le seul. Je viens d’écouter Rush Of Love, de Mitch Winehouse, un des multiples sous-Sinatra, un sexagénaire anglais, père de la chanteuse Amy Winehouse. Ce n’est pas un mauvais disque, seulement un disque inutile. Passons…

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Et revenons chez les filles. J’espérais beaucoup du dernier Catherine Russel, Inside This Heart Of Mine. J’avais tellement aimé le précédent (2) ! J’ai été déçu. Là, l’environnement n’est pas à la hauteur. Le batteur, notamment, est loin d’être aussi stimulant que James Wormworth, celui de Sentimental Streak, celui aussi que les festivaliers applaudirent à Ascona en 2010. Je n’attendais rien de la chanteuse et pianiste Champian Fulton. Je ne la connaissais même pas. Elle n’a pas le talent de Catherine, elle n’a pas non plus une originalité aussi spectaculaire, mais elle sait s’approprier un standard et swinguer. Ce n’est pas si courant. Son dernier opus, The Breeze And I, s’écoute avec plaisir.

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Cependant, s’il faut sauver deux galettes de l’oubli, je choisis sans hésiter celles de Cécile McLorin Salvant et de Denise King. Rappelez-vous, en avril 2008, jazz classique révélait l’existence d’une très jeune chanteuse franco-américaine qui venait de s’installer en Provence : « Elle participe depuis peu aux activités de la classe d’orchestre de Jean-François Bonnel au conservatoire d’Aix-en-Provence et fit une première apparition publique au Clos des Magnans le 27 mars dernier. Une vidéo du web en conserve la trace : une interprétation de Don’t Explain. C’est peu mais suffisant pour apprécier le talent extrêmement prometteur de Cécile : un beau timbre, très homogène, une tessiture ample, un contrôle de tous les registres, beaucoup de souplesse, une justesse irréprochable, quelques références à Billie (normal avec ce thème) ou Sarah mais déjà de la personnalité, du feeling et un sens évident du jazz. Nous en reparlerons certainement. » Depuis, Cecile s’est beaucoup produite, en France, en Europe et même aux USA où, l’année passée, elle gagna haut la main le concours international de chant du Thelonious Monk Institute. Le Jury était composé de Dee Dee Bridgewater, Dianne Reeves, Al Jareau, Patti Austin, Kurt Elling et Gladys Knight. Excusez du peu ! Elle a aussi enregistré un CD (3) où elle est extrêmement bien entourée : Jacques Schneck (p), Enzo Mucci (g), Pierre Maingourd (b), Sylvain Glevarec (dms) et son mentor, l’excellent et trop rare Jean-François Bonnel (ts et cl). Là encore, à l’exception d’un blues chanté “à l’ancienne“, l’influence principale est celle de Sarah Vaughan ; mais faut-il parler d’influences quand les impressions dominantes sont la fraîcheur et la spontanéité ?

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Denise King cite elle aussi Sarah Vaughan parmi ses inspiratrices, avec Ella Fitzgerald, Nat King Cole et Frank Sinatra. Elle s’exprime néanmoins dans un registre plus moderne, mais toujours très enraciné dans l’histoire du jazz, le blues, le gospel, la soul et toujours swinguant. Dans No Tricks (Cristal Records CR 178 – dist. Harmonia Mundi), la petite formation qui l’accompagne est au même diapason : Olivier Hutman (p), Darry Hall (b), Steve Williams (dms) et Olivier Temime (ts). Il paraît qu’une grande timidité a rendu ses débuts difficiles. Si l’on en croit son chant si expressif et charismatique, elle est manifestement guérie…

Guy Chauvier


(1) On retrouve la plupart de ces musiciens dans l’excellent et dernier CD de David Sauzay, à mon avis son meilleur,
Open Highway. Le ténor y est en compagnie d’Alain Jean-Marie (p), Michel Rosciglione (b), Mourad Benhammou (dms), Fabien Mary (tp) et Michael Joussein (tb).
Chroniqué dans Jazz Classique n°50 :
(2)
CATHERINE RUSSELL. Sentimental Streak. World Village 468075. So Little Time So Much To Do - I’m Lazy, That’s All - Kitchen Man - Oh Yes, Take Another Guess - New Orleans - My Old Daddy’s Got A Brand New Way To Love - South To A Warmer Place - Thrill Me - You Better Watch Yourself, Bub - I’ve Got That Thing - I Don’t Care Who Knows - Broken Nose – Luci - You For Me, Me For You. Durée : 47’05.
Distribution Harmonia Mundi.
Vous ne connaissez peut-être pas encore Catherine Russell mais vous apprendrez vite à la reconnaître. Elle a tout un tas de qualités qui la distinguent de ses consoeurs, à commencer par son timbre, noir, légèrement voilé, parfaitement homogène et, surtout, facilement identifiable.
Pour chaque chanson interprétée, Catherine cite ses sources : Louis Armstrong, Pearl Bailey, Bessie Smith, Ella Fitzgerald, Alberta Hunter, King Oliver, etc. Elle peut en effet jouer cartes sur table, jamais elle ne souffre d’une quelconque comparaison car elle ne copie jamais qui que ce soit. Ici ou là, vous repèrerez peut-être une phrase dont la diction évoquera Ethel Waters, une inflexion à la Bessie Smith, un phrasé inspiré par Armstrong - que sais-je ? -, il n’empêche, toutes les influences sont harmonieusement fondues et la chanteuse fait tout à sa manière. C’est à peine si elle change quoi que ce soit quand le répertoire s’évade du tronc commun des références citées plus haut.
Ce qu’il y a sans doute de plus intéressant, et aussi de plus étonnant, chez Catherine Russell, contrairement à la multitude des chanteuses actuelles (je parle de celles qui ont quelque chose à voir avec le jazz classique) qui s’expriment toutes (ou presque) de façon très travaillée, très contrôlée, très sophistiquée, voire parfois, malheureusement, très apprêtée, c’est qu’elle chante un jazz on ne peut plus classique avec un naturel digne de la grande époque.
En fait, Catherine Russell n’a pas eu à apprendre la musique qu’elle chante, elle la connaît depuis toujours, elle est née dedans puisqu’elle est la fille de Luis Russell, le fameux pianiste et chef d’orchestre qui accompagna notamment Louis Armstrong à partir de la fin des années 20, et de Carline Ray, contrebassiste, guitariste et chanteuse qui s’illustra, entre autres, aux côtés de Mary Lou Williams, The Sweetheart Of Rhythm ou, plus récemment, Wynton Marsalis. Catherine est née en 1956, son papa avait cinquante-quatre ans et devait décéder sept ans plus tard. Une photo du livret la montre à quatre ans dans les bras de Louis Armtrong. Depuis, Catherine est devenue danseuse, puis chanteuse, mais pas toujours de jazz. Elle compte tout de même à son actif une collaboration avec Carrie Smith dans les années 80. Mais c’est en faisant régulièrement le bœuf au Sweet Basil de Greenwich Village, avec Doc Cheatham, dans les années 90, qu’elle va réorienter sa carrière en direction des racines familiales.
En 2006, Catherine Russell produisit un premier CD, “Cat“ (également distribué par Harmonia Mundi). Je ne doute pas que ses admirateurs y trouvent de nombreuses raisons de s’enthousiasmer. “Sentimental Streak“, me paraît toutefois nettement supérieur, à cause du répertoire, plus recentré et plus apte à mettre en valeur la personnalité de la chanteuse, une personnalité aujourd’hui plus affirmée, à cause aussi de la grande qualité des accompagnateurs du dernier enregistrement : James Wormworth (dms), Les Hudon (b), Matt Munisteri (g), Mark Shane (p)… (Guy Chauvier)

(3) Ce CD intitulé tout simplement Cécile McLorin Salvant et le Jean-François Bonnel Paris Quintet a été produit à compte d’auteur. Il est vendu lors des concerts. On peut le télécharger sur I Tunes, Amazon ou CD Baby. Il est également disponible sur le label japonais Agathe.