Guy Chauvier

When Toussaint comes marching in


Quelques jours avant l’assemblée de l’Académie du Jazz où le disque d’Allen Toussaint fut désigné meilleur disque de l’année 2009, on me demanda si le disque en question faisait partie des nominés pour le prix du Jazz Classique. Il n’en faisait pas partie. J’ignorais même son existence... La commission du jazz classique avait-elle raté le coche ? L’écoute de quelques morceaux me rassura totalement. Ce disque ne pouvait prétendre au prix du Jazz Classique pour la simple raison que ce n’était pas un disque de jazz (même s’il y a quelques mesures de jazz dedans, notamment les trente-deux de l’exposé de Day Dream par Joshua Redman) (1). Alors, me direz-vous, comment se fait-il qu’une académie du “jazz” lui ait décerné le prix suprême, celui du meilleur disque de l’année ? Je préfère ne pas l’expliquer. Pour moi, ce prix est un gag.
La musique du CD « Bright Mississippi » est indubitablement de la Nouvelle-Orléans. Mais toutes les musiques de la Nouvelle-Orléans ne sont pas du jazz, même si toutes ont en commun un son, des rythmes, des phrasés, que l’on retrouve ici et qui nous servent à identifier avec certitude leur origine. Pour être du jazz, la musique aurait dû être animée par une pulsation génératrice de swing. Que l’on considère le jeu des sections rythmiques ou celui des solistes, ce n’était vraiment pas le propos. Et les rares fois où les figures rythmiques pourraient suggérer une intention de faire swinguer la musique (le jeu du tandem rythmique dans l’exposé de Singin’ The Blues, par exemple), on comprend vite que ces musiciens viennent d’un autre univers que le jazz et que leurs capacités à swinguer sont pour la plupart d’entre eux très limitées. Cette remarque concerne également le leader : lui non plus n’est pas jazzman, lui aussi swingue peu, voire pas du tout. J’imagine bien qu’il ne se sent pas concerné par la chose, ce qui est tout à fait son droit. Son peu d’intimité avec le jazz s’entend aussi dans sa façon de jouer avec les harmonies, ou plutôt de les ignorer. Là où un jazzman rompu au jazz Nouvelle-Orléans ou à Duke Ellington exploiterait au mieux les accords, Toussaint joue vaguement modal (ce qui peut parfois se concevoir... pourvu qu’on sache en tirer parti) ou fait n’importe quoi. Je ne veux pas jouer les Baudoin ou les Bonnel, je n’en ai pas les moyens, mais comme le spectacle de l’horreur musicale est à la portée de quiconque a un peu de goût pour la musique, allez promener vos oreilles aux mesures deux, trois et quatre de la deuxième ligne du solo de piano de Day Dream (à partir de 3’28, précision utile, même pour l’amateur averti, car Toussaint semble de plus en plus perdu à mesure que son solo avance). Cela m’a fait penser à Larry Goldings quand il s’amuse (et nous amuse) à jouer mal et chanter faux. A ceci près que lui le fait exprès... Paradoxalement, on peut trouver une preuve supplémentaire du très faible caractère jazz de ce disque en écoutant attentivement ce qu’y joue Nicholas Payton. Comparez le jeu incisif, d’une grande variété rythmique, swingant de Nicholas dans ses propres disques, ou dans l’enregistrement qu’il réalisa en compagnie de Doc Cheatham, avec celui très différent que l’on entend tout au long de « Bright Mississippi ». L’explication, c’est que Nicholas Payton s’adapte à ce que joue et fait jouer son leader. Il s’y adapte tellement qu’il finit parfois par y perdre son aisance (écoutez les fins laborieuses de Singin’ The Blues et de West End Blues).
Soyons justes et ne faisons pas de procès d’intention à Allen Toussaint qui ne s’est sans doute jamais pris pour un pianiste de jazz et qui, paraît-il, n’était pas chaud pour enregistrer ce disque. Considérons « Bright Mississippi » pour ce qu’il est : de la musique de la Nouvelle-Orléans et pas du jazz. Est-ce pour autant un bon disque ? Je trouve séduisant certains passages qui, pour la plupart, mettent en valeur Nicholas Payton, le seul qui peut vraiment jouer sur les caractéristiques communes aux musiques de la Nouvelle-Orléans (et aussi la brève apparition de Joshua Redman dans un autre registre musical où, cette fois, c’est le pianiste qui est à la rue). Si le producteur s’était contenté d’inviter Payton, avait choisi un batteur comme Shanon Powell et donné au pianiste des thèmes adaptés à la situation (évitant, par exemple, les compositions d’Ellington et Strayhorn), on aurait pû avoir un joli disque d’ambiance New Orleans. Malheureusement, il y a trop de ratages pour sauver ce CD du naufrage, même en oubliant le ridicule des louanges et des prix qui voulurent en faire un chef-d’oeuvre du jazz. Nous ne retiendrons que les deux loupés les plus spectaculaires.
Les interventions de Don Byron sont d’un goût atroce. Byron a, certes, de grandes facilités instrumentales. Mais c’est bien là le problème... Il aurait plus de difficultés qu’il ne se laisserait sans doute pas aller à jouer dans tous les styles, même ceux qu’il ne maîtrise pas du tout, comme c’est le cas ici. Byron enfile des phrases empruntées à droite à gauche, qu’ils jouent n’importe où et n’importe comment. Les respirations, les accents, les inflexions n’ont rien à voir avec la riche tradition de la clarinette Nouvelle-Orléans. Quant à la justesse...
S’il est un morceau à jeter dans sa totalité, c’est bien Winin’ Boy Blues. Une allégorie du vide ! Quelle idée d’inviter Brad Mehldau pour un dialogue avec Toussaint ! Il fallait un producteur pour y penser. La carpe et le lapin remplissent six minutes et quarante-deux secondes, toutes très longues...
Reconnaissons un mérite à Joe Henry, le producteur : il a parfaitement compris ce dont la majeure partie du public actuel a besoin. Ce public est désorienté. Il ne sait plus apprécier les grandes œuvres du passé, s’en nourrir. On m’a rapporté qu’un amateur de jazz avait dit à la fois son enthousiasme pour le disque de Toussaint et son peu d’intérêt pour ceux de Louis Armstrong. C’est significatif. Le même public est tout aussi incapable de repérer et d’assimiler les œuvres novatrices. Alors, le meilleur moyen de le rassurer est de lui proposer des produits ou le passé et le présent (voire le futur) sont censés cohabiter. De tels produits ne peuvent exister qu’en édulcorant les héritages culturels et en tournant le dos à la créativité. Ils ont ainsi « l’avantage » de ne nécessiter aucune compétence culturelle, théorique ou technique. Il est même préférable de ne pas en avoir. C’est exactement ce qui se passe avec « Bright Mississippi ». L’idée de faire enregistrer des thèmes associés au passé du jazz en invitant de jeunes musiciens de jazz reconnus pour leur modernité au moment où la carrière de Toussaint prenait une vraie tournure internationale grâce à Katrina et Elvis Costello s’est effectivement révélée une idée très juteuse. Espérons que Joe et Allen sauront en profiter autrement qu’en contemplant leurs comptes en banque.

Guy Chauvier

(1) Doit-on encore rappeler que le fait d’interpréter des thèmes utilisés par les jazzmen (voire composés par eux) ne suffit pas pour qu’on puisse parler de jazz ? A ce compte-là, Eddy Mitchell, qui interpréta jadis une version avec paroles françaises de St James Infirmary, devrait être considéré comme un chanteur de jazz et, inversement, le Cozy Conception Of Carmen, de Cozy Cole, deviendrait un disque d’Opéra.