Philippe Baudoin
Allen
Toussaint, de cris en thèmes ?
Une chose est extraordinaire dans ce disque, c'est la
promotion, le marketing. Ça a marché à fond, les
médias déchaînés ont entraîné le public, la critique
est dithyrambique, l'effet de masse a joué à plein.
S'agit-il d'un don universel de soutien aux victimes
de l'ouragan Katrina (très généreux, mais un peu
tardif) ? En tout cas, impossible de trouver sur le
net un commentaire un tant soit peu réservé. C'est le
délire absolu, un déluge, un raz-de-marée, l'émotion
à l'état brut. Un vrai phénomène de société.
Quelques exemples des ravages de cet "ouragan
catherinette".
1. La presse : Dans
les Inrocks, Christian Larrède : " Dans
The
Bright Mississippi, la technique
nourrit une émotion universelle, simple comme un
sourire d’enfant. Dans un album où chaque pièce
est une merveille, la tendre promenade se fait sans
passéisme". À la suite de quoi, ce disque est classé
dans les meilleurs disques de l'année des Inrocks.
Dans Télérama,
Michel Contat, submergé aussi par l'émotion, y va de
ses 4 clefs : "Le disque entier non seulement vous
met les larmes aux yeux mais vous coule la beauté du
blues dans les veines pour vous faire taper du pied."
En passant il attribue à Django Reinhardt le
morceau Blue
Drag qui a été composé en
fait par Josef Myrow.
Dans Jazz Mag, Jacques Aboucaya: "Dans ce domaine [du
jazz] aussi, Toussaint fait merveille. Il joue le
blues comme nul autre… et fait donner à des
partenaires choisis le meilleur d'eux-mêmes".
2. Les radios : TSF
en fait son disque de l'année; FIP s'en gargarise, le
site de la BBC n'est pas en reste. Alex Dutilh, qui
adore, a reçu après son émission selon ses propres
paroles "un monceau d'emails d'auditeurs
enthousiastes".
Le public, encore
lui : sur Amazone, sept commentaires sur six lui
mettent la note la plus haute.
L'Académie du jazz
elle-même délivre dans la fièvre son Grand prix à ce
CD.
Alors :
Hallucination collective ? Hypnotisme planétaire ? À
croire qu'aucun de ces thuriféraires n'a écouté ou
réécouté les grands chefs-d'œuvre donnés en
leur temps par de vrais grands musiciens sur ces
mêmes thèmes.
Vous avez déjà deviné en filigrane ce que je pense de
ce produit (pour une fois, ce mot-là me convient).
Jouons donc les trouble-fêtes :
On commence par la musique ? Pour moi, celle-ci
oscille entre banalité et médiocrité. Si maintenant
on "cause jazz", c'est pire : le bon vieux swing est
aux abonnés absents. Et Toussaint n'est
malheureusement pas un pianiste de jazz. Il ne
maîtrise rien, notamment dans ses chorus. D'où
l'indigence d'un discours décousu, chaotique. Il se
perd dans les harmonies, incapable de suivre une
grille, même dans un morceau aussi simple que
St.
James Infirmary. La rigueur
rythmique n'est pas non plus au rendez-vous. A croire
que Toussaint n'a pas touché un clavier depuis
longtemps, ce que je subodore. Je pourrais vous
écrire plusieurs pages d'analyse, en détaillant ses
nombreuses fautes musicales dignes d'un mauvais
pianiste de bar. Mais ce serait absolument indigeste
et déprimant. Bon, allez, juste un exemple :
dans West End
Blues, où l'on est en
Mib, quand Payton tient une note assez longtemps (un
Sib), Toussaint balance un accord de Ré majeur à la
2ème
mesure
du dernier blues et la quinte de l'accord (le La
bécarre) frotte désagréablement avec le Sib tenu
(certains frottements sont musicaux, mais pas
celui-ci). Pour ceux qui n'ont pas de connaissances
musicales, vous pouvez simplement aller à 2'57, au
début du dernier blues. C'est à 3'00 que se situe la
discordance harmonique, d'autant plus insupportable
qu'elle se prolonge sur toute la mesure. Vous voyez,
une bonne cinquantaine d'erreurs de ce genre passées
à la moulinette, vous ne tiendriez pas le coup et je
vous comprends !
Comme Toussaint est au centre de ce disque, il
phagocyte l'espace, étouffe ses sidemen, leur balance
des accords de la Maison du Café, à tel point qu'il
les empêche d'exprimer leurs qualités. Quand un
morceau ne commence pas trop mal, il se délite
progressivement. Le "must" étant l'invraisemblable
(soi-disant) duo de piano sur Winin' Boy
Blues. Pauvre Brad
Melhdau, que venait-il faire en cette galère ?
Seuls deux musiciens s'en sortent, avec peine :
Nicholas Payton, essentiellement grâce sa belle
sonorité et Joshua Redman qui, réussissant à
s'abstraire du boulet pianistique, branche son pilote
automatique et s'envole un peu au dessus de la
gadoue. Soyons clairs les autres invités m'emmerdent,
mais sans doute, font-ils ce qu'ils peuvent.
Après la lecture des panégyriques dont je vous ai
fourni quelques extraits, une question se pose :
ces commentateurs subjectifs connaissent-ils
l'existence des critères objectifs qui devraient
obligatoirement compléter leurs émois ? Sous peine
d'apparaître comme chroniqueurs demi-portions.
Incroyable et impitoyable constat : aucun des
nombreux commentaires que j'ai lus sur ce disque n'en
présente une analyse objective argumentée.
Outre l'émotionnel (qu'il ne s'agit certainement pas
de réduire), quels sont les critères objectifs à
prendre en compte : au feeling du musicien
doivent s'ajouter, une certaine maîtrise de son art
et de sa technique, une bonne mise en place
rythmique, un swing, un phrasé, une pulsation souple,
des idées mélodiques et harmoniques claires, une
originalité dans le traitement des standards, un sens
du jazz, l'inspiration, que sais-je encore ? Et je
n'emploie même pas le mot "création".
Chez le chroniqueur, de solides connaissances
historiques sont aussi indispensables, pour replacer
une œuvre dans son contexte, pour pratiquer
l'analyse comparée. Une mémorisation des principaux
standards est aussi nécessaire pour juger de
l'originalité de l'interprète. On pourra alors, par
comparaison, se rendre compte de la confondante
banalité des interprétations qui nous occupent.
Le banal et le médiocre revendiqué sont l'incantation
arrogante de notre époque. Alors qu'il nous faudrait
continuer à apprendre avec une fière
humilité.
Jean-François Bonnel
"It don't mean a
thing if it ain't got that swing". J'ai le sentiment
que cette profession de foi n'est plus au goût du
jour dans le monde du jazz "bien pensant" aujourd'hui
! L'écoute de ce CD d'Allen Toussaint me laisse un
sentiment mitigé. Ce n'est pas franchement mauvais
car on ne trouve ici que des bons musiciens, et parmi
ceux-ci certains que j'aime bien : Nicholas Payton,
Don Byron et Joshua Redman. Mais ce n'est pas bon non
plus. Tous les morceaux sont interprétés "binaire"
(en grande partie à cause du jeu de piano d'Allen
Toussaint) ; ce n'est pas non plus franchement blues
mais plutôt "bluesy" (ah, on l'aime bien la penta
mineur 7 !!).
En plus on ratisse large : un peu de Bechet, un peu
d'Armstrong, un peu de Morton (New Orleans oblige !),
un peu de Django (centenaire oblige !!), un peu
d'Ellington (pouvait on faire sans ?? !!).
Le sentiment que me laisse ce CD après plusieurs
écoutes est la mollesse et une sensation de travail
bâclé, qui passera pour de la spontanéité chez
certains chroniqueurs soi-disant avisés : fautes
d'harmonies pour Don Byron dans Egyptian Fantasy,
pour Payton dans Singing The Blues… Je ne vais
pas passer tout le CD, rassurez-vous ; et qu'on ne se
méprenne pas, je sais la différence entre "jouer en
dehors des harmonies" et "faire des fautes
d'harmonie" !
La présence de Brad Meldhau dans le Winning Boy de
Morton me semble motivée plus par une nécessité
"marketing" que musicale car le résultat en est pour
moi une sorte de bouillie musicale sans intérêt.
Celui qui me déçoit le plus ici est Payton, que j'ai
entendu plusieurs fois dans d'autres contextes et qui
m'avait littéralement scotché. Ici, je le trouve très
mollasse, sans flamme, faisant même des "fautes
d'esthétique" (je ne sais pas très bien comment
appeler ça !) abusant de “dégueulandos“
dans Singing The Blues, par exemple.
Mis à part tout ceci qui, ma foi, ne serait pas bien
grave, ce qui pose un sérieux problème, c'est l'écho
que trouve cette production dans les instances
culturelles et dans la presse "spécialisée" : FFFF
dans Télérama (Michel Contat), "Choc" dans Jazzman
avec le commentaire "miraculeux" (Sebastien Danchin)
!!! De plus, il paraîtrait que ce CD serait en train
de rafler pas mal de prix des différentes Académies
culturelles. Ce sont les mêmes (chroniqueurs,
institutions) qui sont les premiers à accuser Wynton
Marsalis de prétention et d'académisme. Mais merde
quoi !! Wynton est peut-être prétentieux mais lui
s'est penché sérieusement sur l'histoire du Jazz, il
sait swinguer et jouer le jazz ! Mais c'est peut-être
ça qui est qualifié d'académisme : le Jazz et le
Swing.
On est en train d'encenser un disque médiocre et, à
côté de ça, il existe plein de musiciens et de
productions musicales valables qui passent
complètement inaperçus.
Quand se décidera-t-on, enfin, dans les "instances
culturelles", qu'elles soient du domaine des médias
ou des domaines officiels comme le ministère de la
culture ou le CNFPT pour l'enseignement, à faire la
différence entre le Jazz proprement dit et les autres
musiques : musiques dites actuelles, musiques dites
contemporaines, improvisées ou non, ou bien musiques
commerciales jazzy ???
Il serait temps de redonner aux mots ou appellations
leurs sens réels et originels !
"It don't mean a thing if it ain't got that swing"
!!!
Christian Bonnet
Je suis plutôt
embarrassé pour parler de “Bright
Mississippi“ car très réservé sur le résultat
des efforts des musiciens réunis sous la houlette de
l'ami Allen (que d'ailleurs j'ai eu la chance de
renconter et d'écouter avec plaisir en février
dernier à NOLA). Respectable et aimable musicien
lorsqu'il joue sa propre musique (j'ai patiemment
écouté ses dernières productions binaires sur
Deezer, pas mal dans le genre), force est de
constater, en tout cas si on ouvre attentivement ses
oreilles que les choses s'aggravent quand il
s'en prend à un certain répertoire qui semble le
dépasser complètement. Il est dans la
tradition des jazzmen de reprendre les bons vieux
thèmes de l'âge d'or et les hérauts de
cette musique, de Benny Goodman à Miles Davis, ont
joué ce jeu avec un certain bonheur. Prenons le cas
de Singin' The Blues, emblématique de la
démarche générale de l'album : entre révérence dévote
et broderies inconsistantes, l'auditeur est
loin d'y trouver son compte. Il le trouve cependant à
l'écoute du même morceau par (prenons volontairement
des exemples étalés dans le temps) Fletcher Henderson
en 1931, Lionel Hampton en 1939 ou Zoot Sims-Bob
Brookmeyer en 1958. Pourquoi ? Tout simplement
parce que les susnommés, contrairement à
Toussaint, avaient une personnalité musicale
suffisamment affirmée pour s'affranchir du modèle
initial (en l'occurrence Bix/Tram) et développer
sur cette jolie mélodie un authentique démarche de
jazzman.
Parlons des moyens humains en présence : si Nicholas
Payton est impérial dans ce genre
de figures imposées (quel beau son, on aurait
apprécié qu'il se débride un peu), Don Byron est
"border line" dans ses quelques solos (quel
vilain son !), Marc Ribot se contente d'aligner
les clichés sur une guitare aussi sèche que ses
idées, le leader, lui, frise l'indigence dans presque
toutes ses interventions, et le batteur est ce qui se
fait de plus "pied de plomb" dans le genre (il rend
quasiment inaudible Egyptian Fantasy, Singin' The
Blues et même le binaire Bright Mississippi...).
Des deux invités, Joshua Redman est celui qui s'en
tire le mieux, le pauvre Brad Mehldau se faisant
marcher sur les pieds par ceux, beaucoup plus lourds
que les siens, d'Allen Toussaint...
Le morceau le plus attrayant serait peut-être Long,
Long Journey qui met en valeur Toussaint blues
singer, exercice dans lequel, sans vraiment exceller,
il se montre plutôt à son avantage (et puis le
batteur s'est mis aux balais, ouf...)
Bon, je suis sévère, mais j'ai appris à être
exigeant, et il y a suffisamment d'artistes qui
produisent des choses de qualité pour ne pas
systématiquement renifler les culottes de certaines
gloires aux relents passablement
frelatés.
Guy Chauvier
Quelques jours avant l’assemblée de
l’Académie du Jazz où le disque d’Allen
Toussaint fut désigné meilleur disque de
l’année 2009, on me demanda si le disque en
question faisait partie des nominés pour le prix du
Jazz Classique. Il n’en faisait pas partie.
J’ignorais même son existence... La commission
du jazz classique avait-elle raté le coche ?
L’écoute de quelques morceaux me rassura
totalement. Ce disque ne pouvait prétendre au prix du
Jazz Classique pour la simple raison que ce
n’était pas un disque de jazz (même s’il
y a quelques mesures de jazz dedans, notamment les
trente-deux de l’exposé de Day Dream par Joshua
Redman) (1). Alors, me direz-vous, comment se fait-il
qu’une académie du “jazz” lui ait
décerné le prix suprême, celui du meilleur disque de
l’année ? Je préfère ne pas l’expliquer.
Pour moi, ce prix est un gag.
La musique du CD
« Bright Mississippi » est indubitablement
de la Nouvelle-Orléans. Mais toutes les musiques de
la Nouvelle-Orléans ne sont pas du jazz, même si
toutes ont en commun un son, des rythmes, des
phrasés, que l’on retrouve ici et qui nous
servent à identifier avec certitude leur origine.
Pour être du jazz, la musique aurait dû être animée
par une pulsation génératrice de swing. Que
l’on considère le jeu des sections rythmiques
ou celui des solistes, ce n’était vraiment pas
le propos. Et les rares fois où les figures
rythmiques pourraient suggérer une intention de faire
swinguer la musique (le jeu du tandem rythmique dans
l’exposé de Singin’ The Blues, par
exemple), on comprend vite que ces musiciens viennent
d’un autre univers que le jazz et que leurs
capacités à swinguer sont pour la plupart
d’entre eux très limitées. Cette remarque
concerne également le leader : lui non plus
n’est pas jazzman, lui aussi swingue peu, voire
pas du tout. J’imagine bien qu’il ne se
sent pas concerné par la chose, ce qui est tout à
fait son droit. Son peu d’intimité avec le jazz
s’entend aussi dans sa façon de jouer avec les
harmonies, ou plutôt de les ignorer. Là où un jazzman
rompu au jazz Nouvelle-Orléans ou à Duke Ellington
exploiterait au mieux les accords, Toussaint joue
vaguement modal (ce qui peut parfois se concevoir...
pourvu qu’on sache en tirer parti) ou fait
n’importe quoi. Je ne veux pas jouer les
Baudoin ou les Bonnel, je n’en ai pas les
moyens, mais comme le spectacle de l’horreur
musicale est à la portée de quiconque a un peu de
goût pour la musique, allez promener vos oreilles aux
mesures deux, trois et quatre de la deuxième ligne du
solo de piano de Day Dream (à partir de 3’28,
précision utile, même pour l’amateur averti,
car Toussaint semble de plus en plus perdu à mesure
que son solo avance). Cela m’a fait penser à
Larry Goldings quand il s’amuse (et nous amuse)
à jouer mal et chanter faux. A ceci près que lui le
fait exprès... Paradoxalement, on peut trouver une
preuve supplémentaire du très faible caractère jazz
de ce disque en écoutant attentivement ce qu’y
joue Nicholas Payton. Comparez le jeu incisif,
d’une grande variété rythmique, swingant de
Nicholas dans ses propres disques, ou dans
l’enregistrement qu’il réalisa en
compagnie de Doc Cheatham, avec celui très différent
que l’on entend tout au long de « Bright
Mississippi ». L’explication, c’est
que Nicholas Payton s’adapte à ce que joue et
fait jouer son leader. Il s’y adapte tellement
qu’il finit parfois par y perdre son aisance
(écoutez les fins laborieuses de Singin’ The
Blues et de West End Blues).
Soyons justes et ne faisons pas de procès
d’intention à Allen Toussaint qui ne
s’est sans doute jamais pris pour un pianiste
de jazz et qui, paraît-il, n’était pas chaud
pour enregistrer ce disque. Considérons « Bright
Mississippi » pour ce qu’il est : de la
musique de la Nouvelle-Orléans et pas du jazz. Est-ce
pour autant un bon disque ? Je trouve séduisant
certains passages qui, pour la plupart, mettent en
valeur Nicholas Payton, le seul qui peut vraiment
jouer sur les caractéristiques communes aux musiques
de la Nouvelle-Orléans (et aussi la brève apparition
de Joshua Redman dans un autre registre musical où,
cette fois, c’est le pianiste qui est à la
rue). Si le producteur s’était contenté
d’inviter Payton, avait choisi un batteur comme
Shanon Powell et donné au pianiste des thèmes adaptés
à la situation (évitant, par exemple, les
compositions d’Ellington et Strayhorn), on
aurait pû avoir un joli disque d’ambiance New
Orleans. Malheureusement, il y a trop de ratages pour
sauver ce CD du naufrage, même en oubliant le
ridicule des louanges et des prix qui voulurent en
faire un chef-d’oeuvre du jazz. Nous ne
retiendrons que les deux loupés les plus
spectaculaires.
Les interventions de Don Byron sont d’un goût
atroce. Byron a, certes, de grandes facilités
instrumentales. Mais c’est bien là le
problème... Il aurait plus de difficultés qu’il
ne se laisserait sans doute pas aller à jouer dans
tous les styles, même ceux qu’il ne maîtrise
pas du tout, comme c’est le cas ici. Byron
enfile des phrases empruntées à droite à gauche,
qu’ils jouent n’importe où et
n’importe comment. Les respirations, les
accents, les inflexions n’ont rien à voir avec
la riche tradition de la clarinette Nouvelle-Orléans.
Quant à la justesse...
S’il est un morceau à jeter dans sa totalité,
c’est bien Winin’ Boy Blues. Une
allégorie du vide ! Quelle idée d’inviter Brad
Mehldau pour un dialogue avec Toussaint ! Il fallait
un producteur pour y penser. La carpe et le lapin
remplissent six minutes et quarante-deux secondes,
toutes très longues...
Reconnaissons un mérite à Joe Henry, le producteur :
il a parfaitement compris ce dont la majeure partie
du public actuel a besoin. Ce public est désorienté.
Il ne sait plus apprécier les grandes œuvres du
passé, s’en nourrir. On m’a rapporté
qu’un amateur de jazz avait dit à la fois son
enthousiasme pour le disque de Toussaint et son peu
d’intérêt pour ceux de Louis Armstrong.
C’est significatif. Le même public est tout
aussi incapable de repérer et d’assimiler les
œuvres novatrices. Alors, le meilleur moyen de
le rassurer est de lui proposer des produits ou le
passé et le présent (voire le futur) sont censés
cohabiter. De tels produits ne peuvent exister
qu’en édulcorant les héritages culturels et en
tournant le dos à la créativité. Ils ont ainsi
« l’avantage » de ne nécessiter
aucune compétence culturelle, théorique ou technique.
Il est même préférable de ne pas en avoir.
C’est exactement ce qui se passe avec
« Bright Mississippi ». L’idée de
faire enregistrer des thèmes associés au passé du
jazz en invitant de jeunes musiciens de jazz reconnus
pour leur modernité au moment où la carrière de
Toussaint prenait une vraie tournure internationale
grâce à Katrina et Elvis Costello s’est
effectivement révélée une idée très juteuse. Espérons
que Joe et Allen sauront en profiter autrement
qu’en contemplant leurs comptes en banque.
Guy Chauvier
(1) Doit-on encore rappeler que le fait d’interpréter des thèmes utilisés par les jazzmen (voire composés par eux) ne suffit pas pour qu’on puisse parler de jazz ? A ce compte-là, Eddy Mitchell, qui interpréta jadis une version avec paroles françaises de St James Infirmary, devrait être considéré comme un chanteur de jazz et, inversement, le Cozy Conception Of Carmen, de Cozy Cole, deviendrait un disque d’Opéra.
Guillaume Nouaux
Voici un très beau
disque de jazz avec une forte personnalité musicale
comme il n'en sort pas si souvent. Une musique
personnelle donc, mais qui conserve tout de même la
saveur de la tradition louisianaise imposée par le
jeu du leader. Si ce disque est tellement réussi,
c'est qu'Allen Toussaint a su rendre d'une cohérence
parfaite sur un même disque des thèmes de
compositeurs aussi variés que Jelly Roll Morton,
Thelonious Monk, Duke Ellington, Django Reinhardt...
De plus, le choix du casting réunissant des musiciens
tout aussi inattendus qu'excellents : Don Byron
(clarinette), Nicholas Payton (trompette), Brad
Mehldau (au piano sur un titre) ou Joshua Redman
(sax)... Don Byron est vraiment incroyable à la
clarinette, bien qu'il ne soit pas particulièrement
connu pour jouer dans un tel contexte musical, on
entend bien qu'il connaît et maîtrise parfaitement ce
“feel“ New Orleans et me fait parfois
penser à des clarinettistes comme Evan Christopher
dans les phrases ou Orange Kellin par sa sonorité.
Ses échanges et son jeu en accompagnement de la voix
de Nicholas Payton sur Egytian Fantasy sont
fantastiques. Nicholas Payton est quant à lui égal à
lui-même et donc jamais pris en défaut, il est sans
aucun doute un des meilleurs trompettistes
néo-orléanais de jazz actuellement. Sur ce disque
encore il nous le confirme, c'est la grande classe !
Joshua Redman joue ici une magnifique version de Day
Dream au ténor en duo avec Allen Toussaint, les deux
jouent leurs tripes, ça c'est le blues ! Brad Mehldau
(dont je ne suis pourtant pas particulièrement fan de
l'esthétique musicale lorsqu'il est sous son nom)
nous fait ici cadeau d'une superbe version en piano
solo du fameux Winin' Boy Blues de Jelly Roll Morton.
Il le joue à sa façon et c'est très clair qu'il ne
tente pas ici de faire de la copie de Morton mais il
reste néanmoins assez proche du morceau original et
le joue avec une grande musicalité. La rythmique au
complet (Marc Ribot : guitare / David Piltch :
contrebasse / Jay Bellerose: batterie) intervient sur
quelques morceaux seulement mais est toujours
excellente, avec une mention spéciale pour le
guitariste Marc Ribot sur Long Long Journey où il
joue merveilleusement le blues, avec un son à
l'ancienne rappelant John Lee Hooker.
Le répertoire n'est pas très arrangé et il laisse
donc un maximum de liberté à ses interprètes avec
plusieurs moments de musique “magiques“,
ce qui n'est pas si rare en live mais qui l'ai déjà
plus pour un enregistrement réalisé en studio. Bref,
un disque de musique avec un grand
M
et ça
fait du bien... Bravo !
Thierry Ollé
Je me souviens avoir
acheté ce CD il y a deux ou trois mois pour Allen
Toussaint bien sûr (une figure emblématique de la
Nouvelle-Orleans), pour le répertoire
(essentiellement des standards et parfois peu joués
tels que Egyptian Fantasy de S. Bechet ou bien Bright
Mississippi de T. Monk) et aussi (et surtout !) pour
la présence de quelques pointures du jazz “hard
bop revival“ (Nicholas Payton), voire même
“d'avant-garde“ (Don Byron et Marc
Ribot), me demandant comment tout ce beau monde
allait pouvoir cohabiter au sein d'un tel projet.
Eh bien, premier constat, l'excitation qu'aurait pu
provoquer chez moi une telle réunion est loin d'être
au rendez-vous. Ici, pas de chorus débridés, pas de
rythmique au bord de l'implosion et pourtant, vu le
personnel... On est plutôt dans une ambiance
“soft jazz“ (très en vogue aujourd'hui)
rappelant un petit peu les albums pseudo
“variétés-jazz“ d'une Madeleine Peyroux
ou d'une Norah Jones. Un beau packaging, un son
flatteur et l'exotisme du titre de l'album
(aujourd'hui, tout ce qui est “world“ est
par définition “génial“) font que
“The Bright Mississippi“ se classe
neuvième au top musique 2009 des
“Inrockuptibles“, c'est tout dire !
Côté piano puisque c'est le disque d'un pianiste et
que forcément, j'aime les disques de pianistes, on a
droit à une leçon de sobriété (le jeu d'Allen
Toussaint me rappelle par moments celui d'Art Hodes).
Si vous vous attendiez à des riffs
“bluesy“ dévastateurs façon Dr John ou
bien à un jeu un peu “décalé“ à la Harry
Connick Jr, passez votre chemin ! D'une manière
générale, Allen Toussaint et ses collègues se
refusent à une quelconque prise de risques procédant
ainsi à une aseptisation certaine du disque. Au
final, cela donne un produit sans grande originalité
voire même très conventionnel. Personnellement, je ne
trouve pas ça déplaisant mais ce n'est pas d'un
intérêt majeur et, je le répète, c'est dommage vu le
casting.
Alors ? Quoi qu'il en soit, ce n'est pas mon disque
de chevet et encore moins un disque
“monstrueux“. Simplement un beau coup
commercial, bien ficelé mais qui se laisse cependant
écouter. Je m'en réjouis d'avance pour Allen
Toussaint.
Dominique Périchon
Dieu sait si j’aime dire du mal de mon prochain
mais jamais je n’aurais écrit un traître mot
sur le disque d’Allen Toussaint, «The Bright
Mississippi», si je n’avais vu se tresser ici
et là tant de lauriers à son propos. Quand Les
Inrockuptibles (“Les Inrocks“ pour les
intimes) déclarent à son propos que
« chaque pièce est une merveille », que
« la technique nourrit une émotion universelle,
simple comme un sourire d’enfant », on
peut se demander sur quels critères le spécialiste
local fonde son opinion pour dégainer un tel
enthousiasme (« une merveille » !) et surtout
quels enfants il fréquente pour comparer leur sourire
à la musique de “The Bright Mississippi“.
Musique fade, molle, pénible : mon avis ne
prévaut pas sur un autre mais il y a en termes de
musique certains détails qu’une écoute
objective ne peut laisser filer : la justesse
par exemple (et là, le clarinettiste Don Byron donne
une master class en canards et autres
piaulements) ; la construction d’un solo
(re-Don Byron qui semble découvrir
l’improvisation à l’occasion de cet
enregistrement) ; le swing (qui n’était
pas invité, ni tout autre forme de feeling
d’ailleurs). D’autres éléments relèvent
de la pure subjectivité : que le batteur Jay
Bellerose me donne l’impression qu’il
range des casseroles tout au long de ce disque,
n’engage que moi ; que le piano
d’Allen Toussaint me fasse l’effet
d’une pleine boîte de Lexomil me regarde ;
que je me demande ce que Nicholas Payton (qui bride
ici vraiment très très bien sa virtuosité, son
imagination et sa sonorité pour se mettre au diapason
de ses camarades), Joshua Redman et Brad Mehldau
viennent fiche dans cette glu, c’est affaire de
point de vue. Tous les goûts sont dans la nature,
certes, et il y a même des gens qui trouvent les
teckels très jolis. Mais comment peut-on affirmer,
comme l’écrit un employé de Télérama, que « Le
disque entier non seulement vous met les larmes aux
yeux mais vous coule la beauté du blues dans les
veines pour vous faire taper du pied » et ajouter
sans rire que «Don Byron [est] très inflammable à la
clarinette » (encore que cette dernière
information est plutôt une bonne nouvelle) ? Puisque,
objectivement encore une fois, ce n’est non
seulement pas un bon disque de jazz mais ce
n’est pas un bon disque tout court, et cette
musique n’aurait jamais dû se retrouver
ailleurs que dans le cadre folklorique d’une
jam dans une boîte pour touristes ravis à New Orleans
et surtout pas sur un CD vendu dans le monde
entier !
En fait, le disque d’Allen Toussaint
n’est pas le problème et il n’y a aucun
plaisir à dénigrer son travail. Le vrai trouble,
c’est cet emballement critique. Quand les
louanges déferlent d’une seule voix dans les
médias et les institutions, à force de recopier ce
que l’autre dit, écrit ou pense sans souci de
pertinence, sans peur du ridicule. Quand les
récompenses tombent sans discernement, un peu comme
on distribue les légions d’honneur. On disait,
il y a quelques années déjà, à propos de la télé
poubelle que les spectateurs avaient les programmes
qu’ils méritaient : peut-être le jazz
n’a-t-il désormais que la critique qu’il
mérite (ou inversement), en particulier quand le jazz
ressemble à ça…
Alain Tomas
Chanteur, pianiste, compositeur et directeur artistique, Allen Toussaint est une figure importante du Rhythm & Blues de la Nouvelle-Orléans. Des artistes comme Irma Thomas, Jessie Hill, Chris Kenner, les Meters et bien d’autres lui doivent une belle part de leur succès et beaucoup loue sans réserve son talent et son savoir-faire de producteur. Le voici voguant, avec une discrétion et une modestie qui honorent sa personnalité, vers une nouvelle aventure qui le voit aborder le domaine du jazz. Sur le répertoire sélectionné plane l’ombre impériale de Sidney Bechet, Louis Armstrong, Duke Ellington, Django Reinhardt et Thelonious Monk. L’équipe qui l’accompagne comprend quelques pointures (Nicolas Payton, Don Byron) et des invités de luxe en la personne de Joshua Redman et de Brad Meldhau. Le résultat paraîtra sympathique et digne de louanges à certains qui seront sensibles au feeling se dégageant de ces interprétations. Et c’est une manière de ressentir les choses tout à fait respectable. D’autres, puristes ou simples connaisseurs, n’y trouveront pas leur compte. En fait, toute la question tourne autour des critères choisis pour juger un tel disque. En particulier de cette notion de feeling, si peu objective car liée à une sensibilité et une trajectoire personnelles, et si variable selon que l’on se place du point de vue d’un musicien ou d’un amateur, même éclairé. Si l’on effectue une inévitable comparaison avec les pièces de référence, comment apprécier le jeu du clarinettiste Don Byron quand on connaît la fantastique partie de Bechet dans le même morceau. Et que dire de Winin’ Boy Blues dont Jelly Roll Morton a signé deux versions magnifiques. Là, on peut revenir sur cette notion de feeling. Jelly Roll Morton n’était peut-être pas un vrai chanteur mais ses vocaux gardent encore de nos jours une chaleur, une saveur, une authenticité et un cachet difficilement décelables dans le discours pianistique de Brad Meldhau dont les qualités propres et le talent ne sont absolument pas en cause. De même, l’on serait bien en peine de retrouver une telle authenticité dans le morne vocal d’Allen Toussaint dans Long, Long Journey. Le leader, qui n’est pas et n’a jamais prétendu être un pianiste de jazz, est vraisemblablement desservi par sa discrétion. Sebastian Danchin n’a t-il pas écrit avec perspicacité « que pour Toussaint l’excitation n’est jamais aussi grande que lorsqu’il s’efface en studio pour laisser parler la créativité des autres. » En définitive, le seul à tirer son épingle du jeu est Nicolas Payton car il sent cette musique, en connaît toutes les ficelles et en déjoue toutes les difficultés. On pourrait demander à Allen Toussaint ce qui l’a poussé à entreprendre une telle aventure. Lui seul peut répondre et il est assez grand.
Dan Vernhettes
J'ai écouté le CD
hier soir, avec Lill, mon épouse, car j'aime bien
avoir ses réactions, son "autre regard".
Je ne comprends pas bien l'intention de Toussaint.
D'après le titre Bright Mississippi on pourrait
penser à une recherche des racines. Cette impression
étant renforcée par le traitement rythmique de la
plupart des morceaux, façon New Orleans, en 2/4.
D'ailleurs j'aime beaucoup cette façon de mettre
l'emphase sur la contrebasse et la batterie, c'est
certainement ce qui m'a le plus accroché. C'est aussi
au moment du solo de basse, je devrais dire de
rythmique, que le disque décolle un peu.
Les points faibles :
- Le clarinettiste
qui " joue des notes" sur Just a Closer Walk comme le
ferait n'importe quel musicien... alors que ce
morceau est juste un morceau d'émotion.
- L'hétérogénéité du projet. Que vient faire Brad
Meldhau ? Que vient faire Joshua Redman (par
ailleurs excellent). Leur présence casse l'identité
louisianaise du projet, casse l'homogénéité. Solitude
n'a rien à voir là-dedans. Par contre le morceau de
Django est réussi.
On ne sait pas trop
ce qui est visé. Lill a résumé : "Il y a trop de
styles", bien vu ! Ou alors il fallait intituler le
disque : “My Favorite Tunes“, et les
traiter tous différemment au risque de la dispersion.
Payton joue magnifiquement bien, mais sans prendre
aucun risque. Cela donne une musique très propre, je
dirais une musique “Obamaïsée“, en quête
de respectabilité, très révélatrice de l'état
d'esprit de certains musiciens de New Orleans (Irvin
Mayfield… qui veut se présenter à la mairie de
la ville par exemple, pourquoi pas après
tout…). Costume propre, cravate non tachée,
chemise immaculée, chaussures de luxe. Comme leurs
costards, leur musique est super bien faite, piano
super juste, enregistrement super, mais je ne leur
donnerais pas un prix.
Je ne dirais pas non plus que c'est tendance
variétés. Je ressens plutôt une perte de repères, un
manque de direction, une interrogation sur l'identité
: on est qui, on joue quoi ? et pour qui... et
peut-être pourquoi. Conclusion : on a des racines
formidables, mais on fait quoi avec ?
Ça m'intéresserait de savoir ce qu'Allen a voulu
vraiment faire. Si je le vois à N.O., en avril, je le
lui demanderai.
Mais cette interrogation des musiciens d'autres pays
peuvent aussi se la poser.
A la réflexion, ce désir de respectabilité, du propre
sur soi, va bien au-delà des musiciens de N.O. On
trouve ça ici aussi, c'est l'effet jeunes cadres, les
gars qui ont appris dans les écoles. Ils ont tous un
super talent, mais pas tous le truc. Il n'y a plus
d'ouvriers qui jouent de la musique, seulement des
bobos. J'en arrive presque à comprendre les punks.
C'est marrant de mettre en rapport ce désir de quasi
hygiénisme et la déstructuration de la société...
Pour la peine je vais écouter Kid Thomas, là au moins
je me sens mieux.