Alain Tomas

Chanteur, pianiste, compositeur et directeur artistique, Allen Toussaint est une figure importante du Rhythm & Blues de la Nouvelle-Orléans. Des artistes comme Irma Thomas, Jessie Hill, Chris Kenner, les Meters et bien d’autres lui doivent une belle part de leur succès et beaucoup loue sans réserve son talent et son savoir-faire de producteur. Le voici voguant, avec une discrétion et une modestie qui honorent sa personnalité, vers une nouvelle aventure qui le voit aborder le domaine du jazz. Sur le répertoire sélectionné plane l’ombre impériale de Sidney Bechet, Louis Armstrong, Duke Ellington, Django Reinhardt et Thelonious Monk. L’équipe qui l’accompagne comprend quelques pointures (Nicolas Payton, Don Byron) et des invités de luxe en la personne de Joshua Redman et de Brad Meldhau. Le résultat paraîtra sympathique et digne de louanges à certains qui seront sensibles au feeling se dégageant de ces interprétations. Et c’est une manière de ressentir les choses tout à fait respectable. D’autres, puristes ou simples connaisseurs, n’y trouveront pas leur compte. En fait, toute la question tourne autour des critères choisis pour juger un tel disque. En particulier de cette notion de feeling, si peu objective car liée à une sensibilité et une trajectoire personnelles, et si variable selon que l’on se place du point de vue d’un musicien ou d’un amateur, même éclairé. Si l’on effectue une inévitable comparaison avec les pièces de référence, comment apprécier le jeu du clarinettiste Don Byron quand on connaît la fantastique partie de Bechet dans le même morceau. Et que dire de Winin’ Boy Blues dont Jelly Roll Morton a signé deux versions magnifiques. Là, on peut revenir sur cette notion de feeling. Jelly Roll Morton n’était peut-être pas un vrai chanteur mais ses vocaux gardent encore de nos jours une chaleur, une saveur, une authenticité et un cachet difficilement décelables dans le discours pianistique de Brad Meldhau dont les qualités propres et le talent ne sont absolument pas en cause. De même, l’on serait bien en peine de retrouver une telle authenticité dans le morne vocal d’Allen Toussaint dans Long, Long Journey. Le leader, qui n’est pas et n’a jamais prétendu être un pianiste de jazz, est vraisemblablement desservi par sa discrétion. Sebastian Danchin n’a t-il pas écrit avec perspicacité « que pour Toussaint l’excitation n’est jamais aussi grande que lorsqu’il s’efface en studio pour laisser parler la créativité des autres. » En définitive, le seul à tirer son épingle du jeu est Nicolas Payton car il sent cette musique, en connaît toutes les ficelles et en déjoue toutes les difficultés. On pourrait demander à Allen Toussaint ce qui l’a poussé à entreprendre une telle aventure. Lui seul peut répondre et il est assez grand.