Philippe Baudoin

Allen Toussaint, de cris en thèmes ?

Une chose est extraordinaire dans ce disque, c'est la promotion, le marketing. Ça a marché à fond, les médias déchaînés ont entraîné le public, la critique est dithyrambique, l'effet de masse a joué à plein.
S'agit-il d'un don universel de soutien aux victimes de l'ouragan Katrina (très généreux, mais un peu tardif) ? En tout cas, impossible de trouver sur le net un commentaire un tant soit peu réservé. C'est le délire absolu, un déluge, un raz-de-marée, l'émotion à l'état brut. Un vrai phénomène de société.
Quelques exemples des ravages de cet "ouragan catherinette".
1. La presse : Dans les Inrocks, Christian Larrède : " Dans The Bright Mississippi, la technique nourrit une émotion universelle, simple comme un sourire d’enfant. Dans un album où chaque pièce est une merveille, la tendre promenade se fait sans passéisme". À la suite de quoi, ce disque est classé dans les meilleurs disques de l'année des Inrocks.
Dans Télérama, Michel Contat, submergé aussi par l'émotion, y va de ses 4 clefs : "Le disque entier non seulement vous met les larmes aux yeux mais vous coule la beauté du blues dans les veines pour vous faire taper du pied." En passant il attribue à Django Reinhardt le morceau Blue Drag qui a été composé en fait par Josef Myrow.
Dans Jazz Mag, Jacques Aboucaya: "Dans ce domaine [du jazz] aussi, Toussaint fait merveille. Il joue le blues comme nul autre… et fait donner à des partenaires choisis le meilleur d'eux-mêmes".
2. Les radios : TSF en fait son disque de l'année; FIP s'en gargarise, le site de la BBC n'est pas en reste. Alex Dutilh, qui adore, a reçu après son émission selon ses propres paroles "un monceau d'emails d'auditeurs enthousiastes".
Le public, encore lui : sur Amazone, sept commentaires sur six lui mettent la note la plus haute.
L'Académie du jazz elle-même délivre dans la fièvre son Grand prix à ce CD.
Alors : Hallucination collective ? Hypnotisme planétaire ? À croire qu'aucun de ces thuriféraires n'a écouté ou réécouté les grands chefs-d'œuvre donnés en leur temps par de vrais grands musiciens sur ces mêmes thèmes.
Vous avez déjà deviné en filigrane ce que je pense de ce produit (pour une fois, ce mot-là me convient). Jouons donc les trouble-fêtes :
On commence par la musique ? Pour moi, celle-ci oscille entre banalité et médiocrité. Si maintenant on "cause jazz", c'est pire : le bon vieux swing est aux abonnés absents. Et Toussaint n'est malheureusement pas un pianiste de jazz. Il ne maîtrise rien, notamment dans ses chorus. D'où l'indigence d'un discours décousu, chaotique. Il se perd dans les harmonies, incapable de suivre une grille, même dans un morceau aussi simple que
St. James Infirmary. La rigueur rythmique n'est pas non plus au rendez-vous. A croire que Toussaint n'a pas touché un clavier depuis longtemps, ce que je subodore. Je pourrais vous écrire plusieurs pages d'analyse, en détaillant ses nombreuses fautes musicales dignes d'un mauvais pianiste de bar. Mais ce serait absolument indigeste et déprimant. Bon, allez, juste un exemple : dans West End Blues, où l'on est en Mib, quand Payton tient une note assez longtemps (un Sib), Toussaint balance un accord de Ré majeur à la 2ème mesure du dernier blues et la quinte de l'accord (le La bécarre) frotte désagréablement avec le Sib tenu (certains frottements sont musicaux, mais pas celui-ci). Pour ceux qui n'ont pas de connaissances musicales, vous pouvez simplement aller à 2'57, au début du dernier blues. C'est à 3'00 que se situe la discordance harmonique, d'autant plus insupportable qu'elle se prolonge sur toute la mesure. Vous voyez, une bonne cinquantaine d'erreurs de ce genre passées à la moulinette, vous ne tiendriez pas le coup et je vous comprends !
Comme Toussaint est au centre de ce disque, il phagocyte l'espace, étouffe ses sidemen, leur balance des accords de la Maison du Café, à tel point qu'il les empêche d'exprimer leurs qualités. Quand un morceau ne commence pas trop mal, il se délite progressivement. Le "must" étant l'invraisemblable (soi-disant) duo de piano sur
Winin' Boy Blues. Pauvre Brad Melhdau, que venait-il faire en cette galère ?
Seuls deux musiciens s'en sortent, avec peine : Nicholas Payton, essentiellement grâce sa belle sonorité et Joshua Redman qui, réussissant à s'abstraire du boulet pianistique, branche son pilote automatique et s'envole un peu au dessus de la gadoue. Soyons clairs les autres invités m'emmerdent, mais sans doute, font-ils ce qu'ils peuvent.
Après la lecture des panégyriques dont je vous ai fourni quelques extraits, une question se pose : ces commentateurs subjectifs connaissent-ils l'existence des critères objectifs qui devraient obligatoirement compléter leurs émois ? Sous peine d'apparaître comme chroniqueurs demi-portions. Incroyable et impitoyable constat : aucun des nombreux commentaires que j'ai lus sur ce disque n'en présente une analyse objective argumentée.
Outre l'émotionnel (qu'il ne s'agit certainement pas de réduire), quels sont les critères objectifs à prendre en compte : au feeling du musicien doivent s'ajouter, une certaine maîtrise de son art et de sa technique, une bonne mise en place rythmique, un swing, un phrasé, une pulsation souple, des idées mélodiques et harmoniques claires, une originalité dans le traitement des standards, un sens du jazz, l'inspiration, que sais-je encore ? Et je n'emploie même pas le mot "création".
Chez le chroniqueur, de solides connaissances historiques sont aussi indispensables, pour replacer une œuvre dans son contexte, pour pratiquer l'analyse comparée. Une mémorisation des principaux standards est aussi nécessaire pour juger de l'originalité de l'interprète. On pourra alors, par comparaison, se rendre compte de la confondante banalité des interprétations qui nous occupent.

Le banal et le médiocre revendiqué sont l'incantation arrogante de notre époque. Alors qu'il nous faudrait continuer à apprendre avec une fière humilité.