Dominique Périchon
Dieu sait si j’aime dire du mal de mon prochain
mais jamais je n’aurais écrit un traître mot
sur le disque d’Allen Toussaint, «The Bright
Mississippi», si je n’avais vu se tresser ici
et là tant de lauriers à son propos. Quand Les
Inrockuptibles (“Les Inrocks“ pour les
intimes) déclarent à son propos que
« chaque pièce est une merveille », que
« la technique nourrit une émotion universelle,
simple comme un sourire d’enfant », on
peut se demander sur quels critères le spécialiste
local fonde son opinion pour dégainer un tel
enthousiasme (« une merveille » !) et surtout
quels enfants il fréquente pour comparer leur sourire
à la musique de “The Bright Mississippi“.
Musique fade, molle, pénible : mon avis ne
prévaut pas sur un autre mais il y a en termes de
musique certains détails qu’une écoute
objective ne peut laisser filer : la justesse
par exemple (et là, le clarinettiste Don Byron donne
une master class en canards et autres
piaulements) ; la construction d’un solo
(re-Don Byron qui semble découvrir
l’improvisation à l’occasion de cet
enregistrement) ; le swing (qui n’était
pas invité, ni tout autre forme de feeling
d’ailleurs). D’autres éléments relèvent
de la pure subjectivité : que le batteur Jay
Bellerose me donne l’impression qu’il
range des casseroles tout au long de ce disque,
n’engage que moi ; que le piano
d’Allen Toussaint me fasse l’effet
d’une pleine boîte de Lexomil me regarde ;
que je me demande ce que Nicholas Payton (qui bride
ici vraiment très très bien sa virtuosité, son
imagination et sa sonorité pour se mettre au diapason
de ses camarades), Joshua Redman et Brad Mehldau
viennent fiche dans cette glu, c’est affaire de
point de vue. Tous les goûts sont dans la nature,
certes, et il y a même des gens qui trouvent les
teckels très jolis. Mais comment peut-on affirmer,
comme l’écrit un employé de Télérama, que « Le
disque entier non seulement vous met les larmes aux
yeux mais vous coule la beauté du blues dans les
veines pour vous faire taper du pied » et ajouter
sans rire que «Don Byron [est] très inflammable à la
clarinette » (encore que cette dernière
information est plutôt une bonne nouvelle) ? Puisque,
objectivement encore une fois, ce n’est non
seulement pas un bon disque de jazz mais ce
n’est pas un bon disque tout court, et cette
musique n’aurait jamais dû se retrouver
ailleurs que dans le cadre folklorique d’une
jam dans une boîte pour touristes ravis à New Orleans
et surtout pas sur un CD vendu dans le monde
entier !
En fait, le disque d’Allen Toussaint
n’est pas le problème et il n’y a aucun
plaisir à dénigrer son travail. Le vrai trouble,
c’est cet emballement critique. Quand les
louanges déferlent d’une seule voix dans les
médias et les institutions, à force de recopier ce
que l’autre dit, écrit ou pense sans souci de
pertinence, sans peur du ridicule. Quand les
récompenses tombent sans discernement, un peu comme
on distribue les légions d’honneur. On disait,
il y a quelques années déjà, à propos de la télé
poubelle que les spectateurs avaient les programmes
qu’ils méritaient : peut-être le jazz
n’a-t-il désormais que la critique qu’il
mérite (ou inversement), en particulier quand le jazz
ressemble à ça…